sky full of songs

"Très chère Luce,

Tu te souviens de notre première rencontre ? Sous les lauriers de l'école, dans la boue et la lumière de l'automne. C'était avant que les autres rejoignent notre petit groupe de bras cassés. Je n'étais ni la plus grande, ni la plus belle, ni la plus intelligente, mais toi, tu m'as tendu la main et je l'ai prise sans plus jamais la lâcher. On a bien ri, toi et moi. Puis toi, moi et les autres. Henry qui arrivait à loucher pendant deux minutes sans s'arrêter. Sam qui avait le don de toujours s'attirer les ennuis, mais pas grave, nous, on s'égratignait les genoux pour le défendre. Et puis Erwan et ses longs cheveux. On aimait tellement jouer aux coiffeurs avec notre propre salon dans les bois, à lui mettre des fleurs pour illuminer ses mèches ébènes. On était toujours couvert de crasses, mais c'était ça la grâce. Les articulations rougies par le plaisir de découvrir une nature abandonnée à elle-même. A se découvrir soit-même aussi, dans les méandres de nos délires. Partageant nos rêves et nos désillusions, nos peines et nos passions.

Puis je suis partie. Loin. Le père ayant obtenu une mutation et la mère qui s'émerveillait devant l'accroissement du compte bancaire. Mais moi je n'en avais pas envie, Luce. Pourquoi vouloir vous quitter ? Sauf que c'était pas plus mal finalement. Car le morose de Portland, embrumait mes envies d'aventures. Mais je me souviendrais toujours de notre dernier jour. Où dans l'étreinte de nos perles salées et nos oraisons sans craintes, tu m'avais confié une parole pleine d'amour et d'espoir. Et crois-moi, parfois je repense à la danse de nos innocences; à notre errance dans cette vie qui n'avait pas encore trop été cabossé par les fatalités poignantes. Et le lendemain, j'étais dans l'avion. Tu peux me croire, là-bas, le vert était d'un monotone sans nom. Moi qui chérissais la pluie et ses folies, celle de Dublin était sans saveur. Bien triste sans toi pour courir dans les flaques tête la première.

Alors la fin du lycée et ses obligations fut synonyme de liberté. J'aime ma petite famille sans soucis, sans risque, mais j'avais un vice pour l'inédit. Ainsi, je suis partie. Encore une fois. Pas pour te rejoindre toute suite Luce, désolée. Un baluchon et mes ambitions cosmiques sur ma bosse, tout juste de quoi rouler sur des sentiers inexplorés.

Mes pieds ont foulés les terres portugaises où des auberges acceptèrent ma trogne pour animer leurs réceptions sous les feux des néons moisis. J'y ai croisé une très jolie Beatriz, tu l'aurais vu Luce, toi aussi tu serais tombée sous son charme enivrant. Puis j'ai voulu voir plus grand, retrouver des racines ancrées sous un sol somalien. Des aïeux dont je ne connaissais que de quelques paroles dégotées des géniteurs et de papiers abîmés. La Somalie fut magnifique à mes yeux et le fait d'y devenir professeur d'anglais dans une petite école  y fit chavirer mon dedans. Ce fut un crève-cœur de la quitter, mais la soif de voir d'autres horizons était bien trop forte. J'ai donc posé bagages en Inde. Un pays si vibrant de couleurs, de chaleur, que j'en vendais leurs valeurs par des tissus au marché. Je crois même que j'ai découvert une passion cachée pour le Bollywood. Puis j'ai voulu voir un côté tout aussi traditionnel que technologique avec la Corée du Sud. En étant animatrice dans un karaoké, j'en ai vu défiler des casseroles. Mais pas un jour, je n'ai pas ri, surtout avec Kim et ses histoires sordides. Luce, lui aussi aurait pu faire partie de notre petit équipe toquée à l'école. J'ai fais aussi la Nouvelle-Calédonie et ses plages ravageuses. A apprendre le français et les tresses de fleur de Tiaré. Des gens merveilleux avec un sourire qui vous illumine vos moments maussades. J'étais animatrice dans un village vacance, à donner quelques cours d'aquagym et à organiser quelques tours dans les forêts exotiques. Il y eut aussi le Chili, pour contempler un tout autre pays et continent. Le Chili et son intensité mordante. En étant serveuse, j'en ai aligné des tequilas et des empanadas. Surtout les deux en même temps, un vrai régale ! C'est pas pour autant que je sais mieux cuisiner ma très chère Luce. Et finalement, j'ai fini posé mes fesses à Cuba.

Cuba fut une révélation. Les pavés fanfaronnants et les vagues en cocktails. J'étais électrisée devant tant de vivacité et en même temps, tant de faisabilité. Surtout qu'il y eut Ernesto. Ernesto. Oh oui le cliché latino. Mais tu sais, les aprioris, je m'en contre-fiche. Beau comme un soir d'été ce Ernesto, de ses airs en fièvre qui vous cogne la tête. Je pensais avoir rencontré le bon, Luce. Moi qui avait accumulé les aventures aux amers desseins et qui riais de me propres conseils d'amour bateau. Ceux à propos des papillons dans le fin fond de l'estomac ou les proverbes vaseux "un de perdu, dix de retrouvés". Il avait le soleil sous la peau et les yeux ravis de rêves fauves. Avec des promesses sur les lèvres, des projets pleins la tête. On se ressemblait beaucoup, une même vision de la vie, trépidante et sans limites. A partager la fougue en baisers et à s'aimer sous la foudre.

On a fini par monter notre propre petit bar. Tout prêt de l'océan, vue panoramique garantie Luce. Tu aurais adoré. Surtout le moment où après les festivités consommées, on peut contempler la nuit poétique se consumer. Il gérait les papiers et moi le terrain. On avait nommé notre bijou brute, Tha Dawn. Tu sais, par rapport à mon amour incommensurable pour les levers de soleil et le fait qu'on comptait faire la fête jusqu'au petit matin. Et on en faisait des merveilles. Du monde à craquer, de la musique sur laquelle s'éclater, des breuvages édulcorés. Ernesto pour faire le baroudeur et moi sur les bars à conter des vers effervescents. C'était un beau duo Luce. On faisait des étincelles. Mais parfois ça nous explosait un peu à la gueule. Un peu trop même.

Comme tous couples, on s'engueulait. Au début pour des broutilles, des brindilles qui s’effilent dans les airs du temps. Mais, Ernesto cachait bien des choses. Derrière la perfection de ses traits, je sentais du faux. Mais j'abdiquais à ses sérénades, ses fabulations pour un futur fou quoique flou. Et puis un jour, on m'apprends l'inattendu. Un petit bout de nous qui poussait en mon sein. Oh Luce, j'étais si contente. Et pour la première fois de ma vie je crois, si effrayée. Moi ? Mère ? Vraiment ? Quelle mascarade de première. C'était si irréelle que je voulais pourtant y croire de toutes mes forces. Et Ernesto, je me souviens de quand je lui ai annoncé la nouvelle, il en pleurait de joie. Et nous avions à cet instant tout pour être heureux. Tout. Maintenant on voyait les choses pour trois. Le bar qui prenait plus d'ampleur, pourquoi pas une maison avec une chambre de plus....

Mais tu sais Luce, le rhum à outrance dans un coeur noirci, ça te mène à de rôle de transes. Il trempait dans des choses louches le Ernesto. Le nez dans la merde, les mains liées, les pieds titubants. A prendre goût au jeu, à perdre les pédales au sein d'échecs perpétuels. Et puis il s'était embarqué dans des vices avec d'autres bandits. Ceux tapis dans des coins d'ombre, ceux aux règnes carnassiers et aux points souriants. J'étais dépassée Luce. Je ne voulais pas le perdre, pas ainsi. Le voir chavirer dans des hantises insensées. Sauf qu'il me repoussait moi et mes assauts d'inquiétudes. J'ai toujours eu un soucis de diplomatie, tu le sais bien Luce. Mais c'était trop. La passion flanchait sur la violence offrant des bouchées à une gueule béante de notre idylle toxique.

J'en ai perdu le bébé. Luce. J'aurais pu même l'appeler comme toi. Mais je l'ai perdu. J'en ai tout perdu. Une essence vive qui s'est échappée par la même occasion. C'est comme un vide maintenant. Un creux que je tente de combler, mais il n'y a que le néant pour l'accroître. Et ça, ça a rendu fou Ernesto. A croire que je l'avais fait exprès, que c'était une sorte de vengeance complètement délurée, contre lui et ses excès. Luce, j'ai eu si peur ce soir-là. Tu sais, cette frayeur qui t'annihile les sens. Celle qui te rend impuissant alors que l'autre crache son venin et ses poings contre les murs près de toi. Celle qui te susurre dans le crâne que plus rien ne vaut la peine de se battre, car tout a déjà été pris et détruis. Et puis après, l'adrénaline qui fait courir. Qui te fait fuir accompagné des tambours cardiaque tout contre tes tempes et des souffles mouillés de frénésies.

Luce. Ça fait si mal. Et tu n'es plus là. J'ai voulu te retrouver. Avec ce bout de papier que tu m'avais donné à l'époque. Nos souvenirs sur ces quelques lignes toutes froissées. J'ai cru pouvoir, pour une fois, me confier. Mais sur le seuil de ta porte, il n'y avait pas tes traits doux. C'était pas toi. Et je me suis sentie trahie Luce, parce que je pensais compter sur toi. Sur toi et tes bras réconfortants, sur ton épaule reluisante de mes larmes. A la place je suis tombée sur l'inconnu. Sous les cieux grisonnant où mes râles se confondaient à la pluie de minuit. Et tu me connais, ça ne me fait pas peur. Un étranger dans ta maison avec sa chaleur en parfum. Sauf que je suis tombée dedans Luce, par ta faute. Parce que j'étais perdue et que t'étais pas là en repère. Mais c'était pas si dérangeant au final, car... Et puis de toute façon, je ne sais même pas si je vais t'envoyer cette lettre. De toute façon, je n'arrive même plus à retrouver ta nouvelle adresse. T'es où bordel Luce ? T'es où ? T'as disparu. Et moi je suis là. Comme une conne à devoir empiler des briques existentielles toute seule. Comme d'habitude depuis mon départ.

Alors à bientôt Luce. Peut-être encore fois dans la cyme de mes tourments ou dans une réalité décadente.

Ta Jeannie."